Voyager hors du connu avec Karim a toujours été difficile… L’angoisse de l’inconnu, du changement l’emporte dans des solilocages et des montées de violence qui parfois m’ont fait reculer ou annuler des projets de départ, mais plus souvent vivre des voyages chaotiques au bord de l’épuisement car je suis plutôt de nature obstinée..
Mais j’ai remarqué aussi, qu’après chaque voyage, des petits progrès se mettaient en place et que malgré tout l’aspect négatif visible, ces changements l’avaient fait grandir. J’ai le souvenir de trajets sur les strapontins près des toilettes pour éviter qu’il ne dérange les autres voyageurs avec ses cris (5 heures de cris et d’injures, ça vous dit ?) qui se perdaient alors dans le bruit des roues…..
J’ai le souvenir de l’avoir presque ou vraiment jeté hors du train sur le quai de la gare parce qu’il ne voulait pas descendre dans une gare qu’il ne connaissait pas…. Malgré tous ces mauvais souvenirs je poursuivais le rêve de l’emmener à Venise.
Pourquoi Venise ?
Un vieux rêve d’adolescence, mon métier de costumière, la passion des costumes et du carnaval, l’opportunité d‘y aller avec des amis connus de Karim. En fait, on n’allait pas à Venise, on allait voir René à Venise. Le séjour devait durer 3 jours, plus le voyage en train jusqu’à Paris et train de nuit jusqu’à Venise en espérant qu’il dorme.
Les préparatifs déjà ne s’annonçaient pas sous leur meilleur hospice. Une des solutions utilisées par Karim (outre les cris et vociférations), c’est de défaire les valises et de remettre ses affaires dans son armoire. Chaque chose à sa place ! On peut refaire jusqu’à dix fois les valises, et dans l’énervement on oublie souvent bien des choses. Il faut biaiser, enlever les habits un à un pour les mettre dans la valise hors de sa portée de vue.
Pourquoi Venise ? C’était aussi faire un court séjour dans un groupe de personnes adultes qui n’étaient pas de sa famille et qui le connaissaient, mais dans un groupe où il y avait trois hommes, ce qui modère toujours le comportement de Karim. Quand il y a des hommes, il a moins tendance à vouloir jouer le coq et le tyran domestique. (Ca vous dit quelque chose, les mamans en mode monoparental ?)
Et puis René est une personne charismatique dont la présence fait autorité et Karim est très sensible à cette autorité naturelle (je l’appelle l’autorité du mâle dominant, ça fait très animal, chef de meute, mais ça marche ! Et j’en ai cherché ces dernières années, des mâles dominants pour apaiser des conflits et des spirales explosives !)…
C’est parti
Et nous voilà partis pour Venise, avec déjà, l’angoisse bien sûr de louper le train. Partir à la bonne heure, suffisamment tôt, en cas de nécessité de négociation, mais pas trop tôt pour que l’attente sur le quai ne soit trop longue et ne suscite une montée d’angoisses, quitte à le faire refuser au dernier moment de monter dans le train, ce qui nous était déjà arrivé, bien sûr. Laurence nous accompagne.
Elle travaille avec moi, connaît bien Karim, et disons le, a tellement rêvé, elle aussi, d’aller un jour au Carnaval de Venise, que la présence de Karim a bien peu pesé dans la balance. Nous sommes deux pour gérer les angoisses, et ce n’est pas de trop. Seule avec lui, nous n’aurions pas quitté la gare de Strasbourg….
Déjà, le voyage en TGV jusqu’à Paris est fatiguant. Il fulmine, veut rentrer à la maison, fait exploser toutes les gares, tous les trains dans son discours….. Le TGV est lancé, on arrive à dévier son attention sur des détails afin qu’il ne dérange pas trop les autres voyageurs…. On va juste à Paris, et Paris fait partie de son connu, sa tante y habite. Descente gare de l’Est, il veut rentrer à la maison….Les négociations commencent.
La technique de l’arbre qui cache la forêt. L’amener de petits repères connus en petits repères. « On va poser les valises près du poteau », « oh, tu as vu, dans la vitrine là-bas, il y a un poster de superman »…. Il n’est pas dupe, mais cela le rassure.
A la Gare de l’Est
Mais la puissance de l’angoisse fait monter la violence. Il hurle dans la gare, me secoue brutalement…. Il commence à taper dans les murs, heureusement la gare de l’Est est en pierre, pas en placo. Son poing s’arrête à quelques cm d’une vitre et dévie sur la pierre….C’est la première fois que je lis dans son regard de la lucidité en pleine crise de violence...
Briser une vitre, c’est grave, et il le sait….. On part ou on fait demi-tour, direction la maison ? La police de la gare arrive….Ils sont trois, avec un uniforme, ça fait autorité et Karim se calme un peu….. « Que se passe-il ? « Il est autiste et a peur de partir en vacances, nous allons à Venise »… « Ici, on ne crie pas monsieur, vous dérangez les autres passagers, vous sortez »…. « Karim, on va juste voir René et on revient »…..
Je peux aussi le remettre dans le train seul pour rentrer à la maison. Ça il sait faire !. « E.T. rentrer maison », c’est faisable, mais c’est renoncer. Je prends les valises et me dirige avec Laurence vers le métro. L’inconnu à cet instant là, c’est de rester seul. Il me suit à distance...
Je reviens vers lui pour négocier le passage des billets de métro, et avec Laurence le noie de paroles encourageantes…. » tu vas revoir René »…. « On va être bien tous les deux »…. « Après, on revient à la maison »… Parler de retour, c’est sous-entendre l’aller sans en parler….
D’escaliers en couloirs, en se parlant à lui même, il nous suit à distance, sans nous perdre de vue… Il se fait lui même toutes les questions réponses. « Tu sais Karim, c’est juste pas longtemps, après on reviens »…… »Je veux rentrer à la maison »….
Dans le train pour Venise
Pour moi, quelque part, pas question de céder…. Marre d’être enfermée dans ses crises, ses angoisses, sa tyrannie aussi, car il sait profiter de notre peur des crises.… Je joue sur le fait que dans l’inconnu où il se trouve, son seul point d’attache, c’est moi…. Et je continue à marcher avec les valises…. Il suit.
Pénétrer dans la gare, monter dans le train, s’installer dans le compartiment, tout est négociation…. Par chance, les voyageurs du compartiment sont éducateurs spécialisés…. C’est un train de nuit, il finit par s’endormir…. Nous aussi….
Réveil avant Venise, la litanie reprend. Il ne veut pas descendre du train, sortir de la gare….. « On va juste dire bonjour à René et on revient »…..
Sortie sur le Grand Canal, il s’arrête net… « C’est beau… Je crois que je reste jusqu’à ce soir…. »
Ouf !!!! Après il y aura les amis, son premier appareil photo, l’ouverture sur d’autres possibles…
Pour le retour, aucuns problèmes : « E.T. rentrer maison » !
Et l’on reviendra une seconde fois à Venise, avec un retour en avion….. Toujours profiter du retour et du « E.T. rentrer maison » pour ajouter une nouveauté.… Le désir du rentrer maison est chez lui toujours plus fort que l’angoisse de l’inconnu….